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Editeur : Folio

Publication : Juin 1993

Pages : 288


L'Europe et l'Afrique

Voici ma lecture commune du blogoclub (confère les blogs de Sylire et Lisa pour les comptes-rendus de lecture) pour ce 1er Mars. Après avoir lu La dame en blanc de Wilkie Collins, j'ai donc, avec mes co-lecteurs du club, rendu un hommage au prix Nobel de littérature 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio. Il fallait bien cela pour célébrer ce prix universel (enfin, je ne suis pas sûr qu'il fasse l'unanimité aux USA, mais c'est une autre histoire...).

Je n'ai fait l'acquisition de ce livre que le samedi 14 février, et cela me laissait exactement 14 jours pour le lire et en faire un compte-rendu, avec au milieu de tout cela, deux semaines de travail intense qui me laissaient complètement exsangue - intellectuellement il s'entend - le soir venu, au moment où la lecture devient le loisir idéal pour rompre avec la routine journalière.

Présentation historique

14 mars 1948, embarquement pour l'Afrique. Puis 1968, sur la fin.

Présentation des personnages

Maou : Maria Luisa, d'origine italienne, la mère de famille du roman qui s'est mariée avec ce bel anglais, Geoffrey, mais finalement sans trop le connaître - il en était ainsi à cet époque, juste avant la seconde guerre mondiale. De son mari, elle attendait déjà un enfant lorsque l'élu de son coeur a décidé de se rendre en Afrique. Pour ne pas bousculer les projets de son tendre, elle a décidé de ne rien dire. De cette union d'un autre temps (pour nous lecteurs) naquit Fintan, car Maou aime aussi l'Irlande. En revanche, elle ne se fait à sa vie coloniale africaine.

Fintan : le petit garçon de 12 ans qui découvre la vie africaine, un peu les yeux et le coeur de l'écrivain au coeur du récit. Il est naïf et son âme d'enfant regarde avec une poésie sans mesure la nature sauvage d'Onitsha.

Geoffroy : un peu en retrait, le père de famille n'est finalement qu'une pièce rapportée au récit. Peut-être est-il l'élément déclencheur qui a permis à Maou et Fintan de le rejoindre, mais finalement on s'aperçoit que plus que l'amour d'un homme, c'est la curiosité de découvrir un continent à la fois originel et mystérieux qui a été le moteur des retrouvailles. De Geoffroy, nous ne connaîtrons que son métier d'ingénieur (et encore cela reste évasif) à la United Africa, et sa passion pour les sources du Nil, la reine noire, le peuple de Meroë. Fintan le voit comme un père parfois violent. Pourtant, Geoffroy a la fièvre, la fièvre amoureuse du continent africain, ce qui le rend certainement plus humain, et en fait une pièce centrale dans le roman de Le Clézio.

Gerald Simpson : l'archétype du colonialiste. Un officier anglais qui utilise des esclaves noirs enchaînés pour se faire construire une piscine ne peut pas être foncièrement bon. Nous n'en savons pas beaucoup plus à son sujet, mais Maou se méfie de lui et cela suffit au lecteur pour ne pas l'apprécier.

Sabine Rodes : alors lui, car ce n'est pas une femme mais un homme - Le Clézio aime bien jouer avec son lecteur -, représente l'anti-colonialiste de base, c'est-à-dire un gars aussi puant que les colonialistes de base mais dans un autre style, manipulateur, perfide. Il a quelque chose d'un gourou, finalement.

Bony : fils d'un pêcheur. Il initie Fintan à la nature d'Onitsha, à la vie d'un enfant dans le petit port. On peut dire que c'est le genre de mauvaise fréquentation qu'une mère ne souhaite pas voir pour son fils, mais qu'à son contact, Fintan s'épanouira tellement plus qu'avec le fils d'un occidental qu'on ne peut pas imaginer en vouloir à Fintan de "traîner" avec lui ;)

Oya : la beauté muette, celle par qui le destin de ceux de Meroë s'accomplit. Tout le monde en tombe amoureux. Elle personnifie l'Afrique.

Les éléments

Le Clézio est un écrivain du monde. Il ne prend pas son public pour des ignares, loin de là. Pour comprendre toute la subtilité de l'écriture de l'auteur, il faut s'être levé de bonne heure, avoir voyagé, connaître les langues. Le Clézio n'explique pas ses sous-entendus. Il présuppose que le lecteur de ses oeuvres sera à même de comprendre ce qui se trame entre les lignes et même dans les diverses allusions inhérentes aux descriptions. Personnellement, dois-je avouer que je suis trop jeune, que mes connaissances sont encore trop limitées pour apprécier la pleine mesure de quelques références dans l'ouvrage.

Par exemple, dans ce roman complexe, JMG ne dévoile pas tout, le lecteur doit en découvrir plus par lui-même :

Fintan : Druide de la mythologie celtique. Il est associé au Déluge, ce qui explique notamment les nombreuses pluies et son rapport à l'eau.
"Je kanyi la" : je ne sais toujours pas ce que cela peut bien vouloir dire, et typiquement, Le Clézio ne précise jamais la traduction des dialectes peul ou autres. Il met le lecteur à la place du personnage, Fintan le plus souvent, qui apprend avec nous les finesses linguistiques, j'espère pour lui avec plus de réussite que pour moi.
la troupe de l'Old Vic de Bristol : une école de théâtre très exigente, créée en 1946, ce qui rend improbable l'appartenance de Sabine à cette entité, mais permet de comprendre le caractère complexe du personnage.

Le Clézio est surtout un écrivain des éléments. Ce roman, mais cela s'applique à de nombreuses de ses oeuvres, s'évertue à décrire une vision du monde qui est le propre des grands voyageurs et des poètes (mais les poètes sont de grands voyageurs à leur manière), une vision faite d'une légère dose de mystique et d'énormes portions de nature, l'eau, l'air, le feu, la terre se mélangeant dans le récit pour dévoiler les attentes et les aspirations de chacun.

L'eau

Onitsha est un petit port fluvial, le roman éponyme ne pouvait pas ne pas être un roman sur l'eau. Elle est présente partout, et c'est certainement l'élément central du récit, bien plus déterminante que la terre du continent. Le voyage de Bordeaux à Onitsha à bord du Sarabaya est une première aventure maritime déterminante, car Fintan y vit sa renaissance (on peut supposer que c'est également le cas pour Maou), dans l'incipit : « Le Sarabaya, un navire de cinq mille trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l'estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte ouest de l'Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c'était pour la première fois. »

Le père, Geoffroy travaille dans une compagnie maritime / fluviale ; le nom même de Fintan ; Sabine Rodes emmène Fintan sur le fleuve, pièce géographique incontournable dans le paysage littéraire d'Onitsha ; Fintan et Bony observent les femmes (et Oya) nues dans la rivière ; Maou se délecte d'un bain revigorant après le long voyage pour venir en Afrique ; la pluie contribue également à cette atmosphère humide. Autant d'exemples qui précisent le caractère élémentaire du roman.

La terre

Deuxième et à la corde avec l'eau, vient la terre, cette terre du continent, mêlée à l'eau dans les vagues boueuses du fleuve, mais terriblement présente, y compris pour les personnages : Fintan s'évertue à marche pieds nus, au contact de cette terre brûlante ; les forçats chez Gerald Simpson creusent un trou pour la piscine dans le sol sanguinolent (« A coups de pioche et de pelle, ils ouvraient la terre rouge, là où Simpson aurait sa piscine »), Fintan et Bony cassent des termitières, on fait des statuettes d'argiles séchées au soleil...

L'air

« L'harmattan soufflait. Le vent chaud avait séché le ciel et la terre, il y avait des rides sur la boue du fleuve, comme sur la peau d'un très vieil animal ». Le vent est tout aussi présent dans le récit, lorsque l'orage gronde ponctuellement, lorsque le souffle bouillant de l'harmattan caresse les sols, et même lorsqu'il est absent, son absence est remarquée par la chaleur étouffante. Le vent est lié au feu (la chaleur), la terre et la mer. C'est le liant entre les trois autres éléments.

Le feu

Le feu, c'est le soleil brûlant. « Avant la pluie, le soleil brûlait ». C'est le feu qui pousse Geoffroy à poursuivre son aventure à la recherche du peuple de Meroë, la reine noire - cette histoire dans l'histoire, marquée par une marge à gauche prononcée dans le livre. C'est le feu qui fait vivre les hommes. Parfois les éléments se mélangent, à l'approche de la mort notamment : « Le ciel est immense, d'un bleu presque noir. Geoffroy sent le feu qui s'est rallumé au centre de son corps, et le froid de l'eau qui monte par vagues, qui le remplit ».


La beauté des mots, la violence des sons

La langue précise et circonvolutionnaire de Le Clézio marque son style si particulier. Circonvolutionnaire parce que l'auteur répète les choses au fil du récit, les précise, les peaufine, réitère ses idées pour qu'elles envahissent la pensée du lecteur, lui laisse le temps de s'imprégner de cette ambiance si intense, si volatile, si présente, si intangible, et tout cela au détriment du récit qui n'avance pas comme dans les autres romans. Tout est latent, tout semble se dérouler au rythme des personnages. C'est probablement l'un des problèmes de ce roman : le lecteur a les mêmes attentes sur le récit, que Maou sur l'Afrique, et pourtant, Maou et lecteur sont à la fois déçus et à la fois sous le charme de tant de splendeur, tant de poésie.

Car Le Clézio possède cette force tranquille de pouvoir dénoncer sans prendre partie, de pouvoir frapper du point sur la table avec des gants de velours (arf !) et à chaque fois que le livre résonne de bruits puissants, il y a derrière tout cela un message universel. Voici quelques extraits pour exprimer ma pensée :

« A l'aube, il y avait eu ce bruit étrange, inquiétant, sur le pont avant du Sarabaya. Fintan s'était levé pour écouter. [...], tout le pont avant du Sarabaya était occupé par les noirs accroupis qui frappaient à coups de marteau les écoutilles, la coque et les membrures pour arracher la rouille. »

« Des cris traversait le vacarme, sortaient Fintan de sa stupeur. Des enfants couraient dans le jardin, sur la route, leurs corps noirs brillant à la lumière des éclairs. Ils criaient le nom de la pluie : Ozoo ! Ozoo !... Il y avait d'autres voix, à l'intérieur de la maison. »

« Elle tressaillit tout à coup. Elle entendait le roulement des tambours, très loin, de l'autre côté du fleuve, comme une respiration. C'était ce bruit qui l'avait réveillée, sans qu'elle s'en rende compte, comme un frisson sur sa peau. [...] Le roulement lointain s'arrêtait, reprenait encore. Une respiration. Cela signifiait aussi quelque chose, mais quoi ? Maou n'arrivait pas à comprendre. »

« Elle écoutait avec une attention presque douloureuse les bruits de la vie ordinaire, les appels des coqs, les aboiements des chiens, les coups de hache, les pétarades des moteurs des pirogues de pêche, le bruit des camions roulant sur la piste d'Enugu. Elle attendait le grelottement lointain du générateur qui allait mettre en marche les rouages de la scierie, de l'autre côté du fleuve. Elle écoutait tout comme si elle savait qu'elle n'entendrait plus ces bruits. »

Onitsha, Biafra, avril 1968, photo de Gilles Caron

Bilan

Ce roman complexe de Le Clézio m'a tout d'abord laissé perplexe, je dois le reconnaître. Je ne suis pas immédiatement rentré dans l'histoire. Mais, petit à petit, à l'image de ce continent qui envahit la peau de ses personnages, le récit a déployé ses racines en moi, avec la complexité de sa structure (sous des apparences simples, la construction de la narration est très recherchée), avec la magie de sa langue, souvent précise, souvent juste, Le Clézio utilisant des tournures qui dans n'importe quel autre roman paraîtrait mièvre, mais dans le sien, elle sublime le récit par leur simplicité et leur évidence trop évidente, et le récit, s'il m'avait paru bien fade, se révèle d'une réelle complexité avec l'enchevêtrement des légendes, des amours, des aspirations, des histoires dans le temps, des amitiés éphémères, des hommes et de la Nature si puissante, si fragile. Le tout, pour nous présenter un continent, pas n'importe lequel, l'Afrique, avec une force, une passion, sans limites. Un livre marquant, parce qu'au final, il nous montre une voie pour notre propre existence, au travers de destins d'êtres qui nous sont finalement si proches.

Tag(s) : #Littérature française
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