Attention, chef d'oeuvre...
Le style est pure, limpide, poétique. Dino Buzzati raconte l'absurde attente dans le fort Bastiani, l'inutilité de cette garnison perdu à la frontière d'un désert de pierres, le désert des Tartares.
L'allégorie du temps qui passe, de l'angoisse de l'existence et de la futilité de nos actes dans un monde inerte et imperturbable : Buzzati maîtrise parfaitement son ouvrage. Tout le livre est empreint de cette puissance impassible, la chaleur pesante, le désert rocailleux et l'horizon désespéremment vide...
Drogo est victime de la fatalité, du destin. A tout moment, on pense qu'il va changer de cap, revenir en arrière, reprendre le cours de sa vie passée, mais rien n'y fait, l'attraction de ce fort est trop puissante... C'est frustrant, et d'autant plus frustrant que cela nous met devant nos propres frustrations. Nous non plus ne pouvons plus revenir en arrière. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Car une fois dans l'eau, on est transporté par les flots, et c'est déjà trop tard.
Je ne peux m'empêcher de citer l'incipit du Désert des Tartares, dans lequel on retrouve l'âme et la trame de toute l'histoire :
« Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation.
Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu'il endossa pour la première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d'une lampe à pétrole, mais sans éprouver la joie qu'il avait espérée. Dans la maison régnait un grand silence, rompu seulement par les petits bruits qui venaient de la chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire adieu.
C'était là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Pensant aux journées lugubres de l'Académie militaire, il se rappela les tristes soirées d'étude, où il entendait passer dans la rue les gens libres et que l'on pouvait croire heureux ; il se rappela aussi les réveils en plein hiver, dans les chambrées glaciales où stagnait le cauchemar des punitions, et l'angoisse qui le prenait à l'idée de ne jamais voir finir ses jours dont il faisait quotidiennement le compte.»
Le ton est donné, l'atmosphère est installée : silence rompu par quelques bruits fantômatiques, le temps qui passe, l'ennui, l'angoisse de vivre, la joie des autres et leurs insouciantes, la fatalité et surtout l'irréversibilité de l'existence.
Le livre est hanté par la mort (l'allégorie du désert des Tartares, le vide, le néant) et de cette frontière, le fort Bastiani où l'on peut contempler la mort et apprécier la vanité de l'être.
Mais ce livre n'est pas simplement hanté par la mort. Le style de Buzzati est puissant et il sait jouer avec nos sentiments, moqueur lorsque Drogo semble ridicule, nostalgique lorsque Drogo retourne en ville pour la première fois. Buzzati est également hanté par le temps qui passe, ce temps qui s'écoule d'une quinzaine d'années d'une page sur l'autre, ce temps que ne distingue plus Giovanni Drogo obnubilé par le désert des Tartares. Buzzati a peur de vieillir, a peur de vivre vainement, a peur de la routine, ce quotidien qui nous ronge. Il essaie d'analyser comment cette routine s'installe, nous use, nous empêche de voir le temps s'écouler, accélère même l'écoulement du temps.
Le Fort Bastiani et l'absurdité militaire, c'est ce quotidien. C'est le moyen qui nous envoie directement au bord de notre vie, sans que nous n'ayons rien vu passé, sans que nous n'ayons apprécié les choses.
Le Désert des Tartares est un livre universel et c'est pour moi un délice de lecture. Un livre à lire au moins tous les 10 ans pour apprécier pleinement la portée de son contenu...