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La Nature et Rousseau

La musique, si artificielle pour Atlan-Ferrara : « La musique est l'image du monde sans corps. » (Chap. 2, p. 50), « Tout dans la musique est artificiel » (Chap. 4, p. 123). Pour dire toute la vérité, je me doutais que le thème de la Nature était important dans le roman de Fuentes, mais cela dépassait tout ce que je pouvais imaginer. En racontant la structure du roman à une philosophe, j'ai été cordialement mis sur la piste de Jean-Jacques Rousseau et son Essais sur l'origine des langues. Bien lui en a pris, car il s'agit très certainement d'une lecture essentielle pour Fuentes et pour l'apprécier de L'instinct d'Inez. Appréciez plutôt le petit encart suivant.

  Rousseau, la musique, le chant, les passions

Commençons par un extrait du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes qui fait parfaitement écho aux chapitres préhistoriques :
« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »
Cela fait très certainement penser à certains extraits de L'instinct d'Inez. Mais mieux encore, cet article précise comment Jean-Jacques Rousseau perçoit l'origine commune du langage et de la musique...
Nous retrouvons cette thèse de Rousseau dans l'Essai sur l'origine des langues, dans un extrait particulièrement éloquent en regard du texte de Fuentes :
« Avec les premières voix se formèrent les premières articulations ou les premiers sons, selon le genre de la passion qui dictait les uns ou les autres. La colère arrache des cris menaçans, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c'est la glotte qui la modifie, et cette voix devient un son ; seulement les accens en sont plus fréquens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes, et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune. »


Maintenant, revenons-en à L'instinct d'Inez. Que nous dit Fuentes ? Il insère une discussion essentielle entre Don Cosme (qui au passage épousera Inez, mais cette relation sera un échec) et Atlan-Ferrara, sur le rôle de la passion dans l'opéra (chant + musique) : « Les passions qui restent enfermées à l'intérieur de soi peuvent nous tuer par implosion. Le chant les libère en trouvant la voix qui les exprime. La musique serait donc une espèce d'énergie qui rassemble les émotions primitives, latentes, celles que vous ne montreriez jamais en prenant l'autobus, monsieur Laviada, en prenant votre petit déjeuner, madame Lazo, en prenant votre douche, excusez-moi, mademoiselle Ambriz. Les accents mélodiques de la voix, le mouvement du corps dans la danse, nous libèrent. Le plaisir et le désir se confondent. La nature dicte les accents et les cris : ce sont là les mots les plus anciens, c'est pourquoi le premier langage est un chant passionné. » (Chap. 4, p. 123).

Et Fuentes, narrateur tutoyant son personnage féminin primitif, a-nel, déclinera cette thèse dans ses chapitres préhistoriques : « Tu pousseras des cris parce que tu sentiras que ce que ton corps cherche à exprimer […] sera trop impulsif et violent si tu ne l'extériorise pas d'une façon ou d'une autre. » (Chap. 3, p. 84). Plus que la passion, c'est au final le désir qui pousse a-nel à s'exprimer : « [...] je ne crie plus par nécessite, je crie par désir [...] ». (Chap. 9, p. 197).
Tag(s) : #Littérature sud-américaine
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